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Légende photographie : Les sacs de coltan et de cassitérite du négociant Jacques Bulonza (à droite) entreposés à l’arrière d’un dépôt de boissons de Kalungu.

 

Article et photographies par Quentin Noirfalisse au Kivu, avec Julien Cigolo Muzusangabo.

Pour lutter contre l’utilisation dans nos smartphones de “minerais de conflit” exploités dans l’est du Congo, l’industrie a mis en place un programme de contrôle de l’origine des ressources minières. Bien implanté, il comporte encore des lacunes, pénalise les creuseurs et n’a pas réussi à réduire le nombre de groupes armés.  

Jacques Bulonza s’ouvre une Doppel Munich. 65 centilitres de bière brune, à 9h30, avant de prendre la route pour Bukavu, capitale de la province du Sud-Kivu. Il rentre dans un dépôt-relais de boissons du village de Kalungu. À l’arrière, entre les caisses de Fanta et de bières, ses « produits » sont entassés en un tas imposant. Des dizaines de sacs blancs à lignes rouges et bleues remplis de cassitérite et de coltan. Douze tonnes en tout, dit-il. Ils ont été extraits à Numbi, dans les hauts plateaux, par des creuseurs, armés de pioches, de pelles, de burins. Des motos et des dos d’hommes cambrés les ont ramenés sur trente kilomètres d’une route en piteux état. Jacques Bulonza est négociant. Il a payé 6 000 dollars aux creuseurs pour cette marchandise et va chercher à la vendre « en ville », au comptoir le plus offrant. Il résume son métier en une phrase : « Je négocie avec tout le monde ». Avec les creuseurs, avec l’État pour obtenir les bons documents et avec les comptoirs d’exportation pour marchander les teneurs et donc son bénéfice.

Les sacs que Jacques Bulonza fait charger dans une grosse Land Cruiser sont scellés et portent une étiquette avec un code barre. Dans le jargon minier, on appelle cela une «étiquette-négociant ». Elle sert à indiquer aux acheteurs étrangers de quels sites proviennent les minerais. Les étiquettes sont apposées par les services de l’État. Les minerais de Jacques Bulonza ont d’abord été pesés à leur sortie du puits minier par le SAEMAPE, un service d’encadrement des mines artisanales, qui pose ensuite une “étiquette-mine”. Plus tard, dans le centre de négoce local, à Numbi, ils ont reçu l’“étiquette-négociant”, donnée par la Division des mines. Les sacs sont ensuite acheminés vers les entités de traitement des grandes villes, comme Bukavu. Là, les minerais passent par un premier affinage, avant de partir dans les fonderies, en Asie surtout, qui en tireront des métaux. . “L’Etat appelle cela la traçabilité, mais à part me coûter des taxes, je n’en profite pas vraiment, et les creuseurs non plus” , grogne Jacques Bulonza, fort de ses huit ans d’expérience dans le métier.

Place centrale de Rubaya, à 50 kilomètres. Des motards attendent des clients. Autrefois un village, Rubaya est devenu l’épicentre de l’exploitation de coltan au Nord Kivu.

“Sans minerais de conflit”

La traçabilité est une des composantes du programme iTSCi (international Tin Supply Chain initiative), qui tente de mettre en œuvre depuis dix ans ce que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) appelle la « due diligence ». Il s’agit pour une entreprise d’«identifier, prévenir et atténuer les impacts négatifs réels et potentiels » de ses activités. La « due diligence » a été la réponse de l’industrie au phénomène des « minerais de conflit », dénoncé à partir de 2000 par les Nations unies et plusieurs ONG. L’industrie qui transforme ces minerais et dont les acheteurs finaux sont des sociétés comme Apple, Huaweï, Samsung et tous les géants de la tech, va donc développer la création de chaînes d’approvisionnement sans “minerais de conflit”. ITSCi, lancée par l’Association internationale de l’étain rejointe ensuite par le Tantalum-Niobium Study Center, lobby du coltan basé en Belgique, se présente aujourd’hui comme l’initiative qui « a eu le plus de succès ». Mickaël Daudin travaille pour l’ONG internationale Pact, chargée de mettre en œuvre iTSCi à l’est du Congo avec l’Etat. Après que l’Etat ait validé des sites miniers 3T comme étant jugés exempts d’intervention armée, Pact va faire sa propre analyse de chaque site, explique-t-il, avant que le comité de gouvernance d’iTSCi décide de les intégrer au programme. Ensuite, les équipes de Pact vont enregistrer les incidents liés aux activités minières artisanales, sur site et sur les routes de transport, et « in fine les communiquer aux entreprises ». Un incident, cela peut être une intervention armée sur un site minier, un acte de corruption, des enfants qui travaillent.

En 2020, le programme affichait « dix ans de succès » : 1,3 million de transactions tracées par année pour 380 millions de dollars anuels de valeur totale à l’export pour des minerais issus de 2 500 sites miniers, en RDC mais aussi au Rwanda et au Burundi. Sur 831 sites visités entre 2015 et 2020, par des chercheurs de l’International Peace Information Service d’Anvers (IPIS) entre 2015 et 2020, 80 % ne comptaient pas de présence armée. Le problème serait-il donc réglé ? Pas vraiment. Pour Ken Matthysen, chercheur chez IPIS, « il reste des gros problèmes : des étiquettes sont vendues en sous-main aux négociants et les chaînes d’approvisionnement sont contaminées par des minerais non tracés. Et ceci arrive de façon structurelle. ITSCi présente son système comme étanche alors qu’il ne l’est pas. » Dans un rapport de 2021, IPIS écrivait d’ailleurs que si l’interférence des groupes armés avait diminué dans les sites 3T inclus dans une initiative de “due diligence”, c’était moins clair pour le reste de la chaîne d’approvisionnement, notamment sur les routes de transport.

Alexis Nahimana porte une veste brune redoublée de laine et une chapka défraîchie. Il fait froid à Rubaya, cité minière à 1 700 mètres d’altitude et 50 kilomètres à l’est de Goma. Il a arrêté de creuser il y a peu, mais a tout vécu de l’histoire du coin : le boom du coltan, vers 2000, l’arrivée de milliers de creuseurs, la mainmise sur la zone de la rébellion du RCD-Goma et son parrain rwandais, qui évacuait 70 % de la production à Kigali. Aujourd’hui, il assiste, dépité, à d’autres tensions. La Société minière de Bisunzu (SMB), qui dit détenir « la plus grande mine de coltan d’Afrique » est en conflit avec la Coopérative de creuseurs de Masisi (COOPERAMA). Les affrontements entre la police des mines présente sur le site et des creuseurs, parfois armés, ont fait des morts à plusieurs reprises. « Les creuseurs accusent la SMB de ne pas les payer, explique Alexis Nahimana. Du coup, certains ont été vendre leurs minerais ailleurs, faussant la traçabilité. Ce n’est pas si difficile, surtout si on a quelque chose pour corrompre.» Dans son dernier rapport de juin 2021, le Groupe d’experts des Nations unies sur le Congo notait des passages en fraude de minerais de la SMB vers une concession d’Etat, la Sakima, qui participe au programme iTSCi. Rubaya n’était pas un cas isolé : les cas de fraude recensés sont nombreux. La SMB, elle, a quitté depuis 2019 iTSCi, jugée trop cher, pour rejoindre une autre initiative. Pour Mickaël Daudin, « SMB n’était surtout pas d’accord avec la façon dont nous rapportions les incidents sur son site. Les conflits ont débordé sur des zones couvertes par iTSCi. Ça entache notre programme et inquiète les acheteurs internationaux.» 

Tag négociant placé sur des sacs de cassitérite et de coltan. Il vise à indiquer d’où vient le minerais.

Des coûts à répercuter

Josaphat Musamba, doctorant à l’université de Gand (Groupe de recherche sur les conflits) habitant à Bukavu, arpente les carrés miniers depuis des années. Il reconnaît le travail fait par les agents d’iTSCi sur le terrain, là où ils ont l’accès. « Mais les groupes armés sont toujours actifs dans la chaîne des 3T dans des zones plus reculées, par exemple sur les hauteurs de Uvira, à Walikale, à Shabunda. Certains groupes armés assurent la sécurité autour de certains sites iTSCi, dans la région d’Uvira, en l’absence de la police des mines. Sans parler de la fraude de minerais non-étiquetés vers le Rwanda, qui s’opère sur le lac Kivu, ou par la route, via Goma. » Pact affirme suivre de près la situation dans la région Uvira.

ITSCi a un coût pour les acteurs de la chaîne minière congolaise. Le négociant Jacques Bulonza vend parfois aux comptoirs des « produits » pour lesquels il a payé de 0,3 dollars (pour la cassitérite) à 0,5 dollars par kilo (pour le coltan) pour l’étiquetage. Congo Jia Xin est une entité de traitement de Bukavu, membre d’Itsci, qui exporte à des traders de matières premières comme Afrimet (Suisse), Traxys (Luxembourg) ou Nobles ou de grosses fonderies comme Thaisarco (Thaïlande). . « Pour avoir le droit d’exporter, explique Joseph Kazibaziba, directeur-général de Congo Jia Xin et président national de l’artisanat minier au sein de la chambre des mines RDC, il me faudra payer des « levies » à iTSCi (NDLR : une participation au programme calculée selon le poids et la teneur des minerais) qui avoisinent 1 150 dollars la tonne de coltan et 258 dollars la tonne d’étain et obtenir en plus, toutes les documents d’exportation malgré les lourdeurs administratives  » Ces coûts sont répercutés sur l’amont de la chaîne, et, donc, les creuseurs, à qui on impose les prix. Plus de 90 % du financement d’iTSCi est supporté par les Congolais : creuseurs, négociants, entités de traitement et comptoirs. Le secteur en aval (les fonderies, notamment) ne contribue qu’à hauteur de 1 à 3 %. « C’est pourtant lui qui va le plus profiter du programme, en montrant qu’il s’approvisionne de façon responsable dans les Grands Lacs, déplore Mickaël Daudin. On appelle depuis plusieurs années à ce que l’aval s’implique davantage financièrement, sans beaucoup de succès. » 

Administration pas armée

Christoph Vogel, chercheur au Groupe de recherche sur les conflits de l’Université de Gand, qui sortira un livre sur le sujet en 2022 (Conflict Minerals, Inc., Hurst, 224 p.) y voit un paradoxe. « Les utilisateurs finaux veulent des minerais propres mais ils ne veulent pas payer. Du coup, ce sont les Congolais qui doivent payer, alors qu’ils n’ont pas demandé la traçabilité. En permettant à ceux-ci d’exporter, iTSCi crée une forme de monopole, qui amène un alignement au niveau des prix d’achats, au désavantage des creuseurs. La traçabilité et la “due diligence” ont été présentés au Congo comme une initiative de paix et de développement alors que son intérêt principal est de faire face aux critiques des consommateurs.»

À Kalungu, alors que Jacques Bulonza termine sa Doppel, les agents de la Division des Mines et du SAEMAPE se rassemblent dans leur bureau de fortune à l’étage d’une maison en bois. Il n’y a pas de moto pour aller étiqueter dans les sites du coin, les obligeant à marcher quatre à cinq heures le matin. Certains agents n’ont jamais reçu le moindre salaire, en vingt ans de carrière. Le problème est général dans l’administration congolaise, mais les agents des services miniers sont ceux sur qui reposent la traçabilité. Comment gagnent-ils leur vie, alors ? Ils se « débrouillent », comme on dit au Congo, « tandis que les équipes de Pact ont des bons salaires payés par iTSCi, mais sont moins présentes sur les sites que les agents de l’Etat », note Josaphat Musamba. Selon Simon Lububa Babafula, chef de la division des mines du Sud-Kivu, sur les 1 300 agents immatriculés qu’il chapeaute, seuls 35 perçoivent un salaire.

En octobre 2021, Josaphat Musamba et Christoph Vogel écrivaient dans le magazine Dissent que le nombre de groupes armés n’avait cessé de croître depuis une décennie, passant « de 30 à 40 quand iTSCi a démarré à plus de 100 en 2021 ». Ils voulaient rappeler que les conflits de la région ne s’arc-boutent pas sur une volonté de contrôler les minerais, mais sur des causes plus profondes, liés à des enjeux géopolitiques et fonciers. « De nombreux groupes armés qui coexistaient avec les communautés dans une paix relative ont accru les embuscades et les pillages quand ils ont perdu l’accès aux minerais. » Quant aux creuseurs des Kivu, s’ils gagnent un peu plus d’argent que la moyenne congolaise (environ 3 dollars par jour, contre moins d’1,9 dollar pour 73 % de la population), cela ne suffit pas à soutenir dignement un ménage, rappelait IPIS dans un récent rapport. À l’est du Congo, une grande majorité d’entre eux est aujourd’hui active dans un secteur encore plus problématique : l’or.

Sur les hauteurs de Shasha, au Nord Kivu, des creuseurs entament un nouveau filon de coltan.

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

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